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Un observatoire de l’intelligence digitale au sein du groupe Michelin

10 novembre 2023 • Big Data & IA - Médias du futur - Mobilité intelligente

Depuis plusieurs années, l’entreprise Michelin encourage ses équipes à s’approprier de nouveaux outils digitaux. Cette transition progressive – et accélérée par la crise sanitaire – soulève toutefois de nombreux enjeux, liés notamment à la diversité des métiers du groupe. C’est pour y répondre qu’a été lancée une thèse CIFRE, soutenue par le Carnot TSN, avec l’objectif de mettre en œuvre un observatoire de l’intelligence digitale.

Les organisations ne sont pas toutes égales devant la transformation digitale. En effet, certaines – en particulier celles créées au XXIe siècle – ont aisément négocié ce virage, voire ont articulé leur activité autour des nouvelles technologies. Mais qu’en est-il des entreprises plus anciennes, nées bien avant l’avènement du numérique, à l’image du groupe Michelin ? Pour elles, la mise en œuvre d’une telle transition s’accompagne généralement de nouveaux enjeux, qui peuvent dépendre des différents métiers présents dans l’organisation.

Intelligence digitale… ou numérique ?

Ainsi, à partir de septembre 2019, le groupe Michelin a lancé un programme intitulé « Collaborative Move », qui visait à favoriser la collaboration transverse au sein de ses équipes. Harry Ramadasse, alors en alternance à la direction des ressources humaines de l’entreprise, se souvient des débuts difficiles du projet : « Le but était notamment d’encourager les différentes entités à dialoguer et à s’approprier de nouveaux outils collaboratifs. Cependant, lors des premiers mois, nous éprouvions des difficultés à faire évoluer les habitudes des équipes… Puis l’arrivée du Covid a tout bouleversé. » En effet, même les collaborateurs peu enclins aux nouvelles technologies se sont vus contraints de les utiliser.

La direction des ressources humaines de Michelin a alors souhaité aller plus loin dans sa démarche. C’est à l’issue d’échanges avec Aurélie Dudezert, enseignante-chercheuse à IMT-BS, qu’est née l’idée d’une thèse CIFRE, soutenue par le Carnot TSN, autour de l’intelligence digitale des collaborateurs. « Ce terme désigne la capacité à s’approprier des technologies émergentes et à les intégrer dans des nouvelles pratiques de travail », explique la directrice de la thèse conduite par Harry Ramadasse. « Initialement, nos travaux de recherche visaient à concevoir une méthode d’accompagnement du groupe Michelin, afin d’y faciliter le développement de l’intelligence digitale. Une idée que nous avons finalement fait évoluer, au fil de notre étude et de nos échanges avec l’entreprise. »

À propos, faut-il parler de « digital » ou de « numérique » ? « En recherche, ces deux termes ne sont pas tout à fait synonymes », répond Aurélie Dudezert. « Le digital renvoie à des outils numériques particuliers, faciles à prendre en main, presque utilisables à un seul doigt – d’où l’adjectif associé. Il s’agit donc d’un sous-ensemble du numérique, caractérisé par sa simplicité d’utilisation. » Dans le cas du groupe Michelin, ce sont bien des outils digitaux dont il est question.

Cols blancs et cols bleus face au digital

La thèse menée par Harry Ramadasse s’inscrit dans une méthodologie de recherche-action, dont la première étape consistait à établir un diagnostic. À partir de bases de données de l’entreprise, d’entretiens ou d’enquêtes menées auprès des collaborateurs du groupe, le doctorant a pu premièrement mettre en exergue les enjeux associés à la transformation digitale chez Michelin.

Ainsi, l’entreprise présente la particularité de réunir en son sein des cols blancs, travaillant dans les bureaux, et des cols bleus, œuvrant sur les sites industriels. Deux populations possédant chacune des spécificités et un rapport différent au digital, mais qui étaient aussi concernées l’une que l’autre par le programme « Collaborative Move ».

Toutefois, tous les salariés n’ont pas vécu de la même façon la crise sanitaire et la mise en place du travail hybride et des pratiques digitales. C’est ce qu’a constaté Harry Ramadasse, en étudiant plus de 200 000 réponses données à l’occasion d’une enquête annuelle auprès des collaborateurs : « À la suite de l’introduction du télétravail, les cols blancs et les cols bleus partageaient globalement des attentes similaires. En revanche, l’impact n’a pas du tout été le même, étant donné que les premiers pouvaient bien plus facilement travailler à distance que les seconds et bénéficiaient alors d’un meilleur équilibre vie privée-vie professionnelle. » Un décalage qui a pu générer, chez les cols bleus, le sentiment d’être mis de côté, alors qu’ils sont majoritaires dans le groupe Michelin (60 % des effectifs).

« Mais la situation a aussi provoqué une frustration chez certains cols blancs, confinés à domicile et qui enviaient la vie sociale de leurs collègues cols bleus, obligés d’être présents physiquement sur site », nuance Aurélie Dudezert. « De manière générale, il y a pu avoir une forme de jalousie des deux côtés, souvent liée à une méconnaissance de la situation de l’autre. » Par conséquent, pour réussir sa transformation digitale, le groupe doit être capable de prendre en compte à la fois des tendances globales et des attentes spécifiques à certaines populations, voire à certains sites ou métiers.

Par ailleurs, des entreprises telles que Michelin peuvent également être confrontées à une difficulté organisationnelle. « L’activité industrielle du groupe l’a conduit à structurer un grand nombre de processus de travail », souligne la directrice de thèse. « Et cette formalisation stricte s’avère parfois nécessaire, par exemple pour des raisons de sécurité sur les chaînes de production. Néanmoins, une structure rigide peut être moins facilement adaptable à une culture digitale, plus pertinente pour des activités de service. » Or, l’entreprise cherche précisément à développer cette proposition de valeur, en complément de la production, via du conseil sur l’équipement pneumatique ou la mise en avant du célèbre guide Michelin. Sa transformation digitale doit donc tenir compte de cette dichotomie entre culture du processus et volonté de se diversifier. Mais aussi de la taille du groupe : celle d’une multinationale regroupant plus de 100 000 employés dans le monde et un grand nombre de cultures différentes.

Quels indicateurs à suivre pour l’observatoire de l’intelligence digitale ?

Ce travail de diagnostic a aussi permis de donner une nouvelle orientation aux travaux de recherche. « À l’issue de nos échanges, nous avons conclu qu’il était probablement un peu tôt pour concevoir une méthode de développement de l’intelligence digitale chez Michelin », indique Harry Ramadasse. « Il semblait, au contraire, plus pertinent de mettre au point un instrument permettant de mesurer et de suivre l’intelligence digitale au sein du groupe. »

Cet instrument prend la forme d’un observatoire. Il s’agit ainsi d’identifier des indicateurs significatifs et de suivre leur évolution chaque année. Mais comment choisir les bons indicateurs, à la fois applicables à l’ensemble du groupe Michelin et pertinents pour les managers dans leur activité quotidienne ? C’est précisément l’un des enjeux principaux de la thèse conduite par Harry Ramadasse.

Le travail a déjà commencé, avec l’identification de premiers éléments à suivre. « Par exemple, l’usage des outils de travail collaboratif constitue une information intéressante à observer », mentionne le doctorant. « Pour cela, nous pouvons consulter une base de données Microsoft, qui indique le nombre d’employés ayant utilisé les logiciels prévus à cet effet, sur une période donnée. » Sans surprise, cette mesure a connu une croissance considérable pendant la crise sanitaire.

Préserver l’acceptabilité du nouvel outil

L’observatoire sera progressivement enrichi de nouveaux indicateurs, via la phase actuelle de co-conception réunissant les chercheurs et les équipes de Michelin. L’entreprise souhaiterait, par exemple, suivre la participation de ses collaborateurs aux réunions et évaluer l’efficacité de celles-ci. « Il y a également, à cette étape, un enjeu autour des données », ajoute Aurélie Dudezert. « Comment pouvons-nous obtenir les données permettant de suivre l’évolution des indicateurs dans le temps ? Le groupe Michelin dispose-t-il déjà de suffisamment de sources d’informations, notamment à travers les bases de données et les enquêtes annuelles ? Ou faut-il mettre en place de nouveaux mécanismes de collecte ? »

Derrière ces questions se cache la problématique essentielle de l’acceptabilité. « Les employés sont déjà souvent sollicités pour répondre à des enquêtes et pourraient finir par s’en lasser », note la chercheuse. « Il faut donc veiller à ménager les collaborateurs, surtout après une crise sanitaire qui en a affecté plus d’un. » Sursolliciter les salariés risquerait ainsi d’entraîner des freins au changement, à l’heure où Michelin souhaite au contraire faciliter la transition digitale de l’ensemble de ses équipes.

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